Judith Förstel, chercheur spécialiste du patrimoine médiéval au sein du service Patrimoines et Inventaire, nous fait part de l’étude qu’elle réalise actuellement sur les manoirs et fermes fortifiées d’Île-de-France. Cette étude thématique a été lancée au printemps 2016 et permet d’explorer sur une échelle régionale, la thématique des grandes exploitations rurales caractérisées par des éléments défensifs : douves, tourelles ou pont-levis.
La Région Île-de-France possède-t-elle un patrimoine rural important ? D’après-vous, quel est l’intérêt patrimonial des manoirs et des fermes fortifiées ?
L’Île-de-France est la région la plus urbaine de France, mais c’est aussi un riche terroir agricole qui est intensément exploité depuis le Moyen Âge. Par cette étude, il s’agit aussi de révéler l'étonnante richesse du patrimoine rural francilien, encore trop souvent méconnu. Les fermes fortifiées sont la trace concrète de la mise en valeur des terres de l’Île-de-France… et aussi des menaces qui ont pu peser sur les campagnes pendant la guerre de Cent Ans ou les guerres de religion !
Mais peut-être ces fortifications n’avaient-elles pas seulement un usage militaire. Au-delà de leur aspect pratique, elles pouvaient constituer des éléments de représentation sociale. C’est notamment l’apport des études archéologiques menées sur ce sujet par Séverine Hurard (Inrap). L’un des buts de l’étude sera d’essayer de préciser quel était exactement le rôle de ces éléments fortifiés.
Il faut replacer ces fermes fortifiées dans leur contexte historique. Je pense que ces édifices n’étaient pas seulement des exploitations agricoles mais aussi des marqueurs féodaux : ils sont toujours associés à l’existence d’un fief. C’est pourquoi j’ai finalement choisi d’associer dans mon étude les « manoirs » et les « fermes fortifiées » : ce sont des lieux où résidaient les seigneurs locaux ou leur représentant. Dans l’imaginaire commun ces ensembles architecturaux font d’ailleurs écho aux châteaux…
Quel est l’état de la connaissance de ce patrimoine en particulier en Île-de-France ? Les manoirs et les fermes fortifiées sont-elles identifiées comme des composantes « caractéristiques » du territoire francilien ?
Le thème des manoirs et fermes fortifiées a sans doute suscité davantage d’études dans d’autres régions (Bretagne, Bourgogne, Maine, Soissonnais…), mais pour l’Île-de-France, nous avons tout de même la chance de pouvoir nous appuyer sur les recherches déjà menées par des spécialistes tels que Christian Corvisier, dans le domaine de la castellologie, et Séverine Hurard, dans celui de l’archéologie. Par ailleurs, les grandes fermes d’Île-de-France ont depuis longtemps attiré l’attention des historiens, comme Jean-Marc Moriceau. L’étude de l’Inventaire sera l’occasion de conjuguer tous ces points de vue et de les confronter à nos propres découvertes, sur le terrain et dans les archives.
Je ne suis pas sûre que les fermes fortifiées soient ce qui vient à l’esprit en premier lieu quand on pense au territoire francilien : à mon avis, on pense plutôt aux échangeurs d’autoroutes et aux lignes de RER ! Et pour ce qui est du patrimoine, l’Île-de-France est surtout associée aux grands monuments liés à la monarchie, comme le château de Versailles. Mais justement, l’objectif de l’Inventaire est de sortir un peu des sentiers battus et de mettre en lumière de « nouveaux » patrimoines.
Comment s’organise concrètement votre travail et à quelle étape de l’étude en êtes-vous ? Quelle méthodologie adoptez-vous pour cette étude ?
Dans un premier temps je procède à un travail de définition générale du corpus, ensuite je m’engage dans les études monographiques qui comportent un volet d’enquête sur le terrain, en compagnie du photographe, puis des recherches en archives. Enfin le dernier temps sera consacré au travail de synthèse, d’alimentation de la base de données régionale du patrimoine, et de publication.
A ce stade, j’ai déjà recensé plus de 160 manoirs et fermes fortifiées sur tout le territoire de l’Île-de-France. Bien sûr, cela concerne essentiellement ce qu’on appelle la « grande couronne » : il en existait aussi plus près de Paris, mais la plupart ont disparu. Il y en par exemple beaucoup dans la Brie, je ne sais pas encore pourquoi : c’est une question à creuser.
J’ai commencé à me pencher de plus près sur certains de ces sites, notamment trois en Seine-et-Marne, particulièrement bien conservés : grâce à l’accueil très aimable des propriétaires, nous avons pu les parcourir de la cave au grenier et prendre de superbes clichés. J’espère aboutir au final à une cinquantaine de monographies approfondies. L’enjeu serait d’étudier les édifices les mieux conservés et de réactualiser les données sur les sujets qui ont été couverts par le passé mais qui ont fait l’objet de restaurations, de modifications.
Des découvertes « mémorables » faites sur le terrain et que vous souhaitez partager ?
J’ai une anecdote à propos d’une visite de terrain durant laquelle la propriétaire des lieux m’avait rapporté la présence d’un fantôme errant dans son manoir… Mais justement nous ne l’avons pas découvert, sinon nous l’aurions volontiers pris en photo !
Et sur un plan plus scientifique, je pense à « La Forteresse » à Thoury-Férottes, dans le sud de la Seine-et-Marne : c’est un ensemble très intéressant car il condense plusieurs strates. L’élément le plus ancien est une motte féodale entourée d’une douve circulaire. A côté, on a reconstruit une nouvelle fortification vers le XIVe siècle, dont on conserve la porte d’entrée. Elle donne accès à une grande ferme à cour fermée dont les bâtiments s’échelonnent du XVIIIe au XXe siècle. Une vraie leçon d’histoire !
Avez-vous des idées sur la manière dont cette étude pourrait être valorisée auprès des publics, notamment comment parvenir à éveiller l’intérêt du grand public à ce sujet ? Certaines fermes peuvent-elles se visiter ?
Outre la production d’une publication rendant compte de l’étude, il pourrait être envisageable de réaliser des visites virtuelles. Pour ce qui est de visites plus concrètes, il y aurait certainement une demande venant des cercles d’amateurs de patrimoine ancien, mais il s’agit presque exclusivement de domaines privés, qui ne sont pas ouverts au grand public. Par ailleurs, il pourrait être intéressant de proposer des MOOCs thématiques destinés aux étudiants spécialisés en histoire/histoire de l’art et archéologie, qui pourraient y trouver un intérêt particulier à approfondir leurs connaissances sur un sujet aussi spécifique.
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