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Étude Julie Faure, conservatrice en chef du patrimoine à la Région, mène actuellement une étude portant sur les femmes et l’architecture dans le Paris des Années folles et de l’entre-deux-guerres. Coup d’œil sur cette recherche, menée dans le cadre de la mission d’inventaire du patrimoine culturel de la Région.

300

artistes identifiées

250

œuvres repérées

Entretien avec Julie Faure, conservatrice en chef du patrimoine à la Région

Pourriez-vous définir le sujet de votre étude ? 

Julie Faure : Cette étude s'inscrit au cœur de la mission d'inventaire du patrimoine français confiée au service Patrimoines et Inventaire de la Région Île-de-France, une mission héritée de l'Inventaire général créé par André Malraux en 1964. Nous nous considérons comme des « défricheurs de patrimoine » à l'échelle régionale. Cette étude se concentre spécifiquement sur les femmes artistes ayant œuvré dans le champ architectural en Île-de-France entre 1900 et 1950.  

Pourquoi ce focus sur les femmes ? Parce que, comme le souligne l'association AWARE, créée par Camille Morineau, il existe un enjeu majeur de reconnaissance de ces artistes, dont les œuvres sont souvent délaissées, mal identifiées et, de ce fait, en péril. L’objectif est donc triple : d'abord, identifier et recenser ces femmes artistes ; ensuite, documenter leurs œuvres, qu'il s'agisse de bâtiments, de décors intérieurs ou d'éléments de mobilier ; enfin, contribuer à une meilleure préservation de ce patrimoine fragile.  

À ce jour, le corpus comprend un recensement de 250 œuvres repérées et encore en place, pour 300 artistes identifiées. Ces chiffres, hélas, témoignent déjà d'une perte importante, ce qui souligne l'urgence de notre action. 

 

L'Île-de-France a été un véritable creuset artistique au début du XXe siècle. Les femmes y ont joué un rôle actif, que ce soit en tant qu'architectes, décoratrices ou commanditaires. Il est donc naturel que la Région s'intéresse à ce patrimoine, qui fait partie intégrante de son identité.

Quelles sont les singularités de ce patrimoine ? 

J. F. : Plusieurs aspects rendent ce patrimoine particulièrement singulier. 

D’une part, la difficulté pour ces femmes d'intégrer un milieu artistique et professionnel largement dominé par les hommes. Malgré leur accès à la section architecture de l'École des Beaux-Arts dès 1897, l'exercice du métier d'architecte leur est resté fermé pendant les deux premières décennies du XXe siècle.  

D’autre part, la diversité des domaines dans lesquels elles ont excellé, allant de la fresque à la peinture murale, du vitrail à la sculpture ornementale, est à souligner. Elles ont participé à de nombreux programmes décoratifs d'édifices religieux ou scolaires, et leurs travaux ont été régulièrement publiés dans les revues spécialisées, témoignant d'un début de reconnaissance.  

Enfin, il faut rappeler que beaucoup de leurs œuvres ne nous sont pas connues, ce qui rend d'autant plus précieux notre travail de recensement et de valorisation. 

Pourquoi la Région s'intéresse-t-elle à ce patrimoine ? 

J. F. : L'intérêt de la Région pour ce patrimoine est multiple et profondément ancré dans nos missions.  

En premier lieu, comme je l'ai mentionné, nous avons la responsabilité de recenser, d'étudier et de protéger le patrimoine de notre région.  

Ensuite, nous sommes convaincus que la reconnaissance du rôle des femmes dans l'histoire est essentielle pour construire une société plus juste et égalitaire. Il ne s'agit pas simplement d'ajouter quelques noms à une liste, mais de repenser l'histoire de l'art et de l'architecture en intégrant les contributions féminines, souvent invisibilisées ou minorées.  

Par ailleurs, l'Île-de-France a été un véritable creuset artistique au début du XXe siècle. Les femmes y ont joué un rôle actif, que ce soit en tant qu'architectes, décoratrices ou commanditaires. Il est donc naturel que la Région s'intéresse à ce patrimoine, qui fait partie intégrante de son identité. 

Vierge au baiser, Lucienne Heuvelmans, Eglise Notre-Dame-d’Espérance, Paris. - Crédit photo : © DR
Église paroissiale Sainte-Thérèse de l'Enfant Jésus, vitraux Marguerite Huré, Aubergenville - Crédit photo : © Laurent Kruszyk, Région Île-de-France
Chambre à coucher par Charlotte Chauchet-Guilleré, édité par les ateliers Primavera, 1925. - Crédit photo : © DR
Vue de la chambre située sur la mezzanine de l'ancien atelier de Tamara de Lempicka, mobilier et agencement Adrienne Gorska, Paris. - Crédit photo : © Laurent Kruszyk, Région Île-de-France
Pavillon des ateliers Primavera, piliers revêtus de LAP, par Speranza Calo-Séailles, direction artistique du pavillon Charlotte Chauchet-Guilleré, exposition des arts industriels et décoratifs, 1925, Paris. - Crédit photo : © DR

Quels en sont les éléments remarquables ?

J. F. : Les exemples sont nombreux, mais je vais essayer de vous donner un aperçu de la richesse et de la diversité de ce patrimoine à travers 6 artistes :

  • Lucienne Heuvelmans (1881-1944)  
    Le parcours de cette sculptrice est une véritable épopée. Elle a appris le métier avec son père ébéniste, a intégré l'École des Beaux-Arts en 1904 et a finalement décroché le Grand Prix de Rome en 1911, devenant la première femme à obtenir cette distinction. Son séjour à la Villa Médicis a été marqué par des controverses, mais elle a su s'imposer par son talent et son travail. Sa Vierge au baiser pour l'église Notre-Dame-d'Espérance (Paris XIe) est une œuvre emblématique de l’Art déco, qui a connu un grand succès et a été reproduite en série.
  • Charlotte Chauchet-Guilleré (1878-1964)
    Cette ensemblière, on dirait aujourd’hui designer, a joué un rôle essentiel dans le développement de l'Art déco. En tant que directrice des ateliers Primavera du magasin du Printemps, elle a su réunir autour d'elle une équipe talentueuse et imposer un style élégant et accessible. Son pavillon à l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriel de 1925, dont nous fêtons cet année le centenaire, a été remarqué. Elle y remporte le Grand Prix de la classe « Ensemble de mobiliers ». J’en profite pour souligner que les femmes artistes sont très présentes à l’Exposition de 1925 et que l’étude en cours a permis de recenser leur contribution à cet événement, axe passionnant de cette enquête !
  • Speranza Calo-Séailles (1885-1949)  
    Le Lap, qu’elle a inventé, a constitué une véritable révolution dans le domaine de la décoration. Ce matériau innovant, à base de ciment vitrifié émaillé, a également été utilisé dans de nombreux stands de l'Exposition de 1925, notamment dans le pavillon Primavera et l'hôtel du collectionneur de Jacques-Émile Ruhlmann. Située à Antony, l’entreprise de Speranza devient un foyer de création. Elle collabore avec de nombreux artistes renommés dont Léon Leyritz, les frères Martel ou Foujita. Son invention a contribué à embellir de nombreux bâtiments. On retrouve aujourd’hui des traces de son travail à la salle Pleyel ou au restaurant La Coupole.
  • Marguerite Huré (1895-1967)  
    Elle a joué un rôle pionnier dans l'introduction de l'abstraction dans le vitrail religieux français. Son approche novatrice du verre coloré a révolutionné l'art sacré du début du XXe siècle. Formée auprès du peintre verrier Émile Ader, elle fonde son propre atelier en 1920, devenant rapidement une figure incontournable de la création verrière. Elle collabore avec des architectes et artistes de renom, tels qu'Auguste Perret, Maurice Denis et Georges Desvallières. Son invention brevetée en 1930, la « brique Huré », une brique creuse permettant des jeux de lumière inédits, témoigne de son esprit novateur. Cette innovation a notamment été utilisée dans l'église Notre-Dame-des-Missions d'Épinay-sur-Seine (93), rare exemple encore visible de cette technique. Son œuvre est également visible à l’église Notre-Dame du Raincy (93) ou à l’église Sainte-Thérèse d’Aubergenville (78).
  • Adrienne Gorska (1899-1969)  
    Architecte pionnière de l'architecture moderne française, formée par Robert Mallet-Stevens, elle a été l'une des premières femmes diplômées de l'École spéciale d'architecture en 1924. En 1930, elle réalise l'aménagement de l'appartement-atelier de sa sœur, la peintre Tamara de Lempicka, rue Méchain à Paris (14e). Ce projet se distingue par son mobilier intégré et l’emploi de l’aluminium, mêlant Art déco et lignes modernes. Elle a également marqué le paysage architectural avec ses salles de cinéma pour la chaîne Cinéac et son immeuble d'habitation à Neuilly-sur-Seine (92). 
  • Juliette Mathé-Tréant (1900-2000)  
    Architecte diplômée des Beaux-Arts en 1933, elle s'associe à son mari Gaston Tréant, rencontré sur les bancs de cette prestigieuse école. Ensemble, ils se spécialisent dans les habitations à bon marché (HBM), avec une approche sociale et hygiéniste. Leur architecture se caractérise par la simplicité des formes, l'utilisation rationnelle des matériaux et la recherche de la lumière. On peut citer, parmi leurs réalisations, les ensembles du Gai-Logis à Saint-Denis (93) et de la rue de Metz à Colombes (92), ainsi que leur participation à la construction du pont de Suresnes (92). 

Quelles perspectives en termes de valorisation ?

J. F. : La valorisation de ce patrimoine passe par une série d'actions coordonnées en lien avec les autres chercheurs et acteurs qui travaillent à la reconnaissance des femmes-artistes. La diffusion de ces connaissances – par le biais notamment d’articles scientifiques, de conférences, de participations à des colloques – est ainsi primordiale. La publication d'un ouvrage en 2026 permettra de rendre compte des résultats de cette recherche. Des expositions thématiques sont également envisagées en partenariat avec des musées franciliens, afin de présenter les œuvres de ces femmes et de retracer leurs parcours. Nous réfléchissons aussi à la création de circuits patrimoniaux, qui permettraient de découvrir les œuvres encore en place en Île-de-France. Bien entendu, la numérisation des données collectées et leur mise en ligne sur les bases régionales sont indispensables pour faciliter l'accès à ce patrimoine.  

Un dernier mot ?

J. F. : Cette étude sur les femmes artistes en Île-de-France entre 1900 et 1950 s'inscrit dans une démarche essentielle de reconnaissance et de préservation d'un patrimoine longtemps négligé. En mettant en lumière les contributions significatives de ces femmes dans les domaines de l'architecture et des arts décoratifs, ce travail d'inventaire participe à une réécriture plus inclusive de l'histoire de l'art et de l'architecture du XXe siècle. Il ouvre également la voie à de nouvelles perspectives de recherche et de valorisation d'un patrimoine qui témoigne de l'évolution du statut des femmes artistes au cours de cette période charnière.

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