Étude Nicolas Pierrot et Caroline Potel, chercheurs au service Patrimoines et Inventaire de la Région Île-de-France, se sont engagés depuis 2024 dans une vaste opération de reprise et d’analyse des connaissances accumulées, depuis 40 ans, sur le patrimoine industriel francilien. Objectif de la Région : construire une synthèse régionale, enrichie des photographies de Philippe Ayrault, sur un patrimoine devenu identitaire.
Une synthèse régionale sur le patrimoine industriel : pourquoi choisir de mener cette opération d’envergure aujourd’hui, au terme de 40 années d’étude sur le patrimoine industriel ?
Nicolas Pierrot, Caroline Potel et Philippe Ayrault : Essentiellement pour trois raisons.
La première : nous disposons aujourd’hui d’un « stock » remarquable, mais dispersé et trop peu exploité, de connaissances sur cette thématique essentielle. Depuis la désindustrialisation consécutive aux chocs pétroliers des années 1970, le tissu industriel francilien s’est radicalement transformé : les démolitions d’usines ont été massives (La Plaine Saint-Denis et Renault-Billancourt en demeurent les symboles), la tertiarisation a fait son chemin... Or dès l’origine, les pionniers de l’inventaire du patrimoine industriel ont arpenté les territoires de banlieue – précédant les bulldozers – pour « sauver » par l’étude et la photographie, les ateliers, les usines et les infrastructures sociales liées à l’industrie. Et l’effort n’a jamais cessé : depuis 40 ans, le service régional de l’Inventaire (devenu le service Patrimoines et Inventaire de la Région Île-de-France) et ses partenaires (Départements, Conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement - CAUE, communes) ont méticuleusement accumulé des données sur l’ensemble des territoires industriels franciliens.
Par ailleurs, et c’est la seconde raison, après le temps des pionniers et celui des reconversions spectaculaires, il semble – malgré la persistance des démolitions – que les ateliers et usines se soient aujourd’hui imposés, auprès du grand public, comme des éléments essentiels de notre culture matérielle. On constate, à l’occasion des Journées européennes du Patrimoine notamment, une réelle demande de connaissance sur cette thématique.
Enfin – troisième raison – une nouvelle période de l’histoire industrielle se dessine, sous le triple effet de l’adaptation de l’industrie au tournant énergétique, de la digitalisation et des tentatives de relocalisation. Il nous a donc semblé intéressant, forts des connaissances accumulées, de revenir sur trois siècles d’industrialisation francilienne, en nous appuyant sur la qualité des formes architecturales et de ses installations techniques parvenues jusqu’à nous.
Comment composer un corpus d’étude, et le traiter, sur une thématique si foisonnante ?
N.P., C.P. et P.A. : En effet, Paris et l’Île-de-France ont compté durant des siècles – on l’oublie trop souvent devant le lustre de la capitale politique, culturelle et commerciale ! – parmi les pôles majeurs de l’industrie française et européenne. Faire le point des connaissances, réalisées selon diverses méthodologies, et qui n’existent pas toutes dans un format numérique, demande du temps. Concernant la petite couronne, le service Patrimoines et Inventaire conserve des études détaillées relatives au patrimoine industriel du Val-de-Marne, des Hauts-de-Seine et, pour la Seine-Saint-Denis, s’appuiera sur le remarquable travail du CAUE93 et du service du Patrimoine du Département. Concernant l’Essonne, le Val-d’Oise et la vallée de la Seine, dans les Yvelines, nous disposons de diagnostics patrimoniaux (repérages plus légers, distincts des opérations d’inventaire habituelles) réalisés en partenariat ou en complémentarité avec les Départements ou les CAUE ; concernant la Seine-et-Marne, la vallée de la Seine a été couverte en détails par la Région et le Département ; concernant Paris, nous pouvons bénéficier, notamment, des précieuses ressources de la Commission du Vieux Paris. Enfin, les « blancs » de la carte seront couverts par la bibliographie accumulée depuis 50 ans par le service, et conservée au Centre de documentation du patrimoine de la Région.
Quelle méthode avez-vous employée ?
N.P, C.P. et P.A. : La méthode consiste à cartographier les sites et à harmoniser les données dans un outil en ligne (SIG, Système d’information géographique) en collaboration avec la Direction de la Donnée de la Région, en s’attachant toujours à renvoyer à la source, via un lien web ou une référence bibliographique.
Ensuite, pour chaque site, nous vérifions l’état et l’usage actuel du bâti (détruit, à l’état de vestige, en activité, reconverti…), nous le replaçons dans l’une des grandes périodes de l’histoire industrielle (conduisant de la manufacture de Sèvres jusqu’à la raffinerie de Grandpuits en passant par la chocolaterie Menier de Noisiel !), le rapportons à sa branche d’activité, et le hiérarchisons enfin par degrés d’intérêt en fonction de critères morphologiques, historiques, architecturaux et techniques.
Quel bilan et quelles perspectives, après un an de travail ?
N.P., C.P. et P.A. : À ce stade, 1 530 sites ont été cartographiés et hiérarchisés. Nous en attendons un millier de plus avec l’intégration des diagnostics patrimoniaux. La masse critique nous semble atteinte, voire dépassée.
Environ un tiers de cette première moisson se distingue par sa qualité ou sa représentativité. Elle sera étudiée en priorité. Car cette « comptabilité patrimoniale » n’est rien sans un retour au terrain (et à la photographie !) qui seul permet de déployer toute la richesse de l’archéologie industrielle : il faut décrire et comprendre l’architecture dans son rapport à la chaîne opératoire et aux machines, il faut saisir les gestes et la vie au travail lorsqu’elle nous est dévoilée, il faut analyser les transformations du bâti et ses nouveaux usages lorsque l’espace industriel est reconverti.
C’est pourquoi, dans le même temps, nous arpentons l’Île-de-France, selon trois axes prioritaires : étudier les usines anciennes encore en activité, « immortaliser » les établissements menacés ou en cours de mutation, enfin montrer l’Île-de-France comme l’un des grands laboratoires de la reconversion du patrimoine industriel – en locaux tertiaires, en universités, en villages d’artistes ou d’artisans, en lieux de création artistique… De la cimenterie de Gargenville à la raffinerie de Grandpuits, des Grands Moulins de Corbeil aux Verreries de la Brie, de l’usine Christofle à l’usine Dutourleau (où règnent les d’artisans d’art), de la Manufacture des Œillets (Théâtre des Quartiers d’Ivry) au CentQuatre-Paris, le regard du photographe construit une œuvre tour à tour plasticienne et documentaire.
En toute complicité, les chercheurs et leurs témoins (salariés ou « anciens ») s’attachent à rendre justice à la valeur des monuments les plus célèbres comme les plus méconnus. Sans concession : les valeurs ambivalentes traditionnellement associées à l’industrie, la radicalité de son inscription depuis trois siècles – pour le meilleur et pour le pire – dans les territoires et l’environnement de l’Île-de-France sont au cœur du discours pédagogique porté par l’Inventaire et la valorisation du patrimoine industriel.
En images
Découvrez le dossier « Patrimoine industriel » sur la photothèque du patrimoine d’Île-de-France
Partager la page